Entrevue avec le Hill Times d’Ottawa, sur The Great Divide

Below is a translation, by Richard Bastien, of my Interview of April 27th with Kate Malloy, of The Hill Times newspper, Ottawa, on April 27th., 2015.

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Dans The Great Divide : Why Liberals and Conservatives Will Never, Never Agree, William Gairdner soutient que les populations des pays démocratiques sont « de plus en plus divisées » et qu’il y a une incompatibilité idéologique grandissante entre le libéralisme moderne et le conservatisme. Et si le dialogue civil est un échec, la démocratie l’est tout autant.

Quel est ce grand fossé et pourquoi libéraux et conservateurs n’arrivent-ils jamais à s’entendre?

The Great Divide (le grand fossé) n’est pas une opposition de partis politiques. Il s’agit d’un ensemble de divergences et de désaccords fondamentaux d’ordre philosophique et moral opposant les esprits conservateurs et libéraux depuis très longtemps. Au fil des siècles, les partis politiques auxquels on attribue ces qualificatifs (ou d’autres qualificatifs comme républicains et démocrates) ont géré ces désaccords sous-jacents via des compromis politiques et législatifs; en général, on évitait la confrontation directe qui conduit à des positions idéologiques profondément incompatibles.

Pourquoi les populations des pays démocratiques sont-elles devenues « irréconciliablement divisées » comme vous le dites?

Les Canadiens et les Américains sont venus s’établir en Amérique du Nord en tant que colons chrétiens parlant une langue commune, ce qui signifie qu’ils avaient une même conception du bien commun. Mais, au fil du temps, le matérialisme et le sécularisme ont pris de plus en plus d’ampleur, ce qui a entraîné une érosion de notre patrimoine commun. Nous avons épuisé le capital moral de cette époque, de sorte qu’il ne reste plus que des différences idéologiques.

Pouvez-vous expliquer de manière plus approfondie les causes de cette opposition idéologique entre le libéralisme moderne et le conservatisme et préciser où elle se manifeste?

Au cours des années 1990, Francis Fukuyama a publié un livre où il prétendait que la démocratie libérale constituait « la fin de l’histoire ». C’était un titre accrocheur. Mais, bien entendu, il ne peut y avoir de fin de l’histoire tant qu’il y a des êtres humains. Ma thèse est un peu différente. Je soutiens que toutes les soi-disant démocraties libérales de l’Occident ont renoncé progressivement au vrai libéralisme en substituant à leur fondement initial, qui était la liberté pour tous, un nouveau fondement, qui est une égalité de nature purement législative et qui n’a rien à voir, comme je le démontre clairement, avec le concept d’équité. Par suite de ce changement, toutes les démocraties se retrouvent aux prises avec une contradiction fondamentale d’ordre moral et politique : comment une société politique intellectuellement honnête peut-elle reposée à la fois sur la liberté et sur une égalité forcée, étant entendu que la vraie liberté encourage les différences naturelles tandis que la vraie égalité (au sens d’uniformité) exige le recours généralisé au pouvoir de réglementation de l’État? Comment une démocratie peut-elle être tout à la fois plus ou moins libertaire et plus ou moins étatiste ou socialiste?

Pouvez-vous donner des exemples?

Je soutiens que les démocraties occidentales ont surmonté cette contradiction en divisant le corps politique en deux. Partout on observe un corps politique égalitaire public lourdement taxé et réglementé sur l’autel duquel ont été sacrifiées à divers degrés bon nombre de nos libertés traditionnelles de nature politique, économique et juridique.

Mais on observe aussi, à côté de ce corps public, un corps politique libertaire privé jouissant d’une liberté sexuelle et corporelle comme on n’en a jamais vu dans le passé. Nous bénéficions d’une liberté quasi-illimitée concernant l’accès à l’avortement (au Canada, financé par l’État), le style de vie homosexuel, le mariage des personnes de même sexe, la transsexualité, la pornographie et combien d’autres vérités autrefois interdites.

C’est pourquoi je dis que nous sommes tous maintenant des « socialistes-libertaires ». On pourrait parler à juste titre d’un marché faustien : le sexe (et les autres droits corporels) a remplacé la religion comme opium du peuple. Cette nouvelle réalité n’est peut-être pas la fin de l’histoire, mais elle ne changera pas de sitôt.

Le fond de l’affaire, c’est que les démocraties occidentales sont devenues ou sont sur le point de devenir des « États tripartites », c’est-à-dire des sociétés politiques où un tiers de la population active crée des emplois et de la richesse, un autre tiers travaille au sein du secteur public (municipal, provincial ou fédéral) ou est tributaire de contrats avec une administration publique (ce qui revient au même), et le troisième tiers reçoit des prestations publiques importantes en espèces ou en nature. Et on voit bien que, lorsque vient le moment de voter, les deux derniers tiers se liguent contre le premier, comme deux loups et une brebis qui votent sur ce qui figurera au menu du prochain repas.

Et comment ce fossé influe-t-il sur les débats concernant la démocratie, la raison, l’avortement, la nature humaine, l’homosexualité, le mariage gai, la liberté et le rôle des tribunaux?

Comme je l’ai mentionné, nous partagions une même conception du monde et un même langage moral, mais l’une et l’autre se sont érodés, de sorte que chacun de nous, dans sa solitude intérieure, se heurte à l’âpreté de forces idéologiques sous-jacentes et opposées dans tous les domaines que j’analyse dans mon livre. Par exemple, l’interprétation libérale typique de la démocratie est qu’elle a pour objet d’exprimer la volonté actuelle de la population. Mais, tout comme Edmund Burke, le conservateur dit : attention! La démocratie concerne la volonté et la sagesse de ceux qui nous ont précédés (et dont plusieurs sont morts pour nous donner ce que nous avons), ainsi que nos devoirs et obligations à l’égard des personnes vivantes, de même qu’à l’égard de ceux et celles qui ne sont pas encore nés.

Les libéraux mettent l’accent sur la volonté présente, les conservateurs sur les devoirs et obligations passés, présents et futurs.

Il y a un autre fossé concernant le sens du mot « raison ». Le libéral dit que toute politique doit satisfaire au test de la raison, sans nécessairement tenir compte de la religion, de la coutume, de la tradition ou de l’expérience passée. Le conservateur dit : soyons prudents! Ce que la raison peut créer, elle peut tout aussi bien le détruire. Tous les régimes totalitaires de l’histoire ont été justifiés par la raison.

Ceci nous amène à la question de la nature humaine. Le libéral déclare que la nature humaine est malléable. Elle peut donc être modifiée au moyen de politiques et de lois, ce qui signifie qu’elle est perfectible (si elle est confiée aux soins d’un État perfectionné).

Le conservateur soutiendra que la nature humaine n’est pas malléable, qu’elle possède des caractéristiques fondamentales qui sont fixes et universelles et qu’elle est plus faillible que perfectible. Le conservateur affirme donc qu’il ne peut y avoir de société parfaite ou d’État parfait et recommande la méfiance à l’égard des politiciens qui prêchent le contraire (avec leurs mains bien enfoncées dans vos poches).

À la fin de mon livre, j’aborde les trois grandes questions sociales et morales les plus controversées, à savoir l’avortement, le mariage gai et l’euthanasie. Je ne peux pas traiter de ces sujets ici. Mais ce que mettent en évidence ces trois questions, c’est un conflit entre la thèse libérale selon laquelle il faut respecter la volonté des individus (correspondant à un « choix »), cette volonté étant considérée comme le plus grand bien, et la thèse conservatrice selon laquelle il faut respecter ce qui est biologiquement naturel et ce qui favorise naturellement le bien commun, celui-ci étant considéré comme le plus grand bien. Il s’agit d’une reprise, avec une terminologie nouvelle, des conflits moraux qui ont suscité des débats passionnés entre les partisans de Thomas Paine et ceux d’Edmund Burke au début du XIXe siècle.

Pour ce qui est de l’homosexualité et du mariage gai, tant les libéraux que les conservateurs sont portés à utiliser un argument fondé sur la notion de nature. Les libéraux disent que l’homosexualité est naturelle, ce qui lui donnerait des droits; les conservateurs disent qu’elle est contre nature et qu’il faut donc y résister pour le bien de tous. Concernant la question de l’avortement, les libéraux affirment ici encore qu’il s’agit d’un choix que toute femme a le droit d’exercer. Les conservateurs rétorquent que la liberté de choix n’est pas nécessairement liée au bien commun, qui est un objectif plus élevé que le bien individuel.

Comment le grand fossé influe-t-il sur la politique fédérale canadienne?

Le dialogue civil est de plus en plus superficiel et acerbe, à tel point que les divergences idéologiques les plus profondes ne sont tout simplement pas discutées. Les deux côtés semblent mal équipés intellectuellement et moralement pour aborder ces questions. J’ai écrit The Great Divide dans l’espoir qu’il élèvera le débat national dans plusieurs domaines. En ce sens, le livre vise à permettre aux Canadiens de mieux se connaître.

Vous dites que le dialogue civil a échoué et qu’il pourrait en résulter un échec de la démocratie. Pourquoi?

Non seulement le dialogue civil a-t-il échoué, mais, au niveau le plus profond, il n’y a plus de dialogue. Je soutiens, que d’un point de vue moral, nous sommes revenus à notre état colonial antérieur. Lorsque nous étions une colonie, toutes les grandes décisions morales concernant le Canada étaient prises par des juges en Angleterre. Au fil du temps, nous avons obtenu la responsabilité ministérielle et nous avons entrepris de débattre de ces questions et de légiférer nous-mêmes à leur sujet. Mais depuis l’adoption de la Charte en 1982, les législatures se montrent de plus en plus réticentes à s’attaquer aux questions morales litigieuses. Elles les laissent de plus en plus à la discrétion des juges. C’est ce qui se passait à l’époque coloniale, sauf que les juges sont maintenant ici au Canada plutôt qu’en Angleterre. La réalité nous a infantilisés comme peuple.

Qu’est-ce qu’un libéral moderne?

Une société libérale classique s’enracinait dans ce que David Hume appelait liberty under the law, c’est-à-dire « la liberté encadrée par la loi ». Dans la première partie de The Great Divide, je décris les quatre étapes en vertu desquelles le Canada et les États-Unis sont passés du « libéralisme fondé sur la vertu » au « libéralisme classique », puis au « libéralisme égalitaire » et, enfin, (par suite d’une tentative réussie de résoudre la contradiction décrite ci-dessus) à notre actuel « socialisme libertaire ». Il se peut qu’il n’y ait pas d’autre étape. Nous sommes enlisés dans le socialisme libertaire parce qu’il semble nous plaire.

Votre livre comporte des tableaux permettant au lecteur de déterminer s’il est un libéral moderne ou un conservateur. Vous dites que certaines personnes découvrent qu’elles pensent d’une manière et vivent d’une autre. Pourquoi importe-t-il de savoir cela?

L’ignorance généralisée et déplorable est sans doute la seule réalité sur laquelle tous les politologues s’entendent, quelle que soit leur orientation politique. On s’est rendu compte de la chose par suite de la parution d’un article célèbre du politologue américain Philip Converse paru en 1964 et intitulé The Nature of Belief Systems in Mass Publics. Les 14 tableaux figurant dans mon livre ont pour objet de permettre aux gens de voir, de comprendre et de formuler leur système de croyances et, du même coup, de s’élever au-dessus de l’ignorance publique.

Pourquoi ce livre est-il important et qui devrait le lire?

Tous devraient le lire. Il invite les lecteurs à s’armer intellectuellement et moralement pour défendre les idées et les idéaux qui méritent d’être défendus (et qu’ils découvriront en lisant le livre). Ils pourront ainsi participer sans crainte au dialogue civil.

The Great Divide: Why Liberals and Conservatives Will Never, Ever Agree, par William Gairdner, Encounter Books, 264 pp., $32.50.

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